Philippe Chavarin et Christian Jacques (2° ex-aequo) concours 2010

*******


 

Philippe Chevarin

 

(second prix ex-aequo)


Philippe Chevarin lauréat TPS 2010

 

 

L’attraction terrestre

 

 

 

Mon nom est Desmond Borthwick, mais mes amis m’appellent Des. Pour être tout à fait honnête, je devrais plutôt dire que Cheryl m’appelle Des. Parce que maintenant que j’y réfléchis, je m’aperçois que personne d’autre m’appelle Des, à part Cheryl.

Il faut aussi que je vous dise que je suis écrivain. Enfin… que j’aimerais bien gagner ma vie en écrivant des trucs vachement profonds et bien tournés que je m’appliquerais à taper sur le PC flambant neuf acheté avec mes dernières allocations chômage. Achat que me reproche amèrement Cheryl, du style : « tu ferais mieux de chercher un vrai job, plutôt que de passer tes journées à fixer l’écran avec l’air con en buvant des bières ». C’est vrai que je n’ai encore rien écrit, mais au lieu de me traiter de minable dès qu’elle en a l’occasion, elle pourrait faire preuve d’un peu de délicatesse et compatir à l’angoisse du créateur devant la page blanche.

A sa décharge, je dois reconnaître que ces derniers temps, je l’ai un peu délaissée au profit de l’ordinateur. Fini les caresses, les baisers, les mots doux de nos débuts, ces petits riens que les bonnes femmes considèrent indispensables à leur épanouissement : je veux bien évidemment parler de tout ce qui n’est pas télé, pari sportif et bière (indispensable à l’épanouissement de tout homme normalement constitué).

Pour faire court, la situation entre Cheryl et moi n’était pas vraiment au beau fixe cet après-midi tandis que nous roulions vers le centre commercial. Nous avions invité des amis à dîner (c’est-à-dire que Cheryl avait invité des amis à elle) et il fallait remplir le frigo. La perspective de me trimbaler pendant plus d’une heure dans un supermarché bondé de psychotiques de la consommation ne m’enchantait pas vraiment, mais j’avais autre chose en tête. Je venais de découvrir dans le journal l’existence d’un concours de nouvelles, et depuis, je n’arrêtais pas d’y penser. L’annonce avait résonné en moi comme un signe du destin. J’étais persuadé que la chance était en train de tourner, que ma vie allait prendre une nouvelle direction, un nouvel élan. Vous savez, tous ces mensonges que se disent les paumés qui glandent à longueur de journée en entassant des canettes vides à côté de la poubelle.

Cheryl me sortit vite fait bien fait de ma rêverie.

—  Fais attention, merde ! Tu l’as pas vu ou quoi ?

— Connard ! fis-je pour la forme au piéton qui m’invectivait dans mon rétroviseur.

Je profitai que la conversation fut lancée pour faire part à Cheryl de mes nouveaux espoirs.

— Tu sais que je vais participer à un concours de nouvelles ?

— Ah ouais ? répondit-elle en se curant les ongles.

— C’est organisé par un festival de littérature policière.

J’insistai sur “littérature” pour bien montrer qu’il ne s’agissait pas pour moi de prostituer mon talent à un genre mineur. Mais Cheryl ne sembla pas comprendre l’allusion.

— Je ne sais pas pourquoi mais je sens que c’est pour moi, que mon heure est enfin arrivée. Tu vois je …

— T’as pensé à mettre PQ sur la liste ? dit Cheryl en fouillant dans son sac à main à la recherche de son rouge à lèvres.

Il en fallait plus pour me désarçonner, aussi continuai-je comme si je n’avais rien entendu.

— Il faut juste que je trouve l’idée. L’idée de l’histoire. C’est ça le plus important : l’idée.

— Et les gâteaux apéro ? renchérit-elle.

Je décidai d’ignorer complètement ses tentatives de déstabilisation.

— Il y a un thème imposé. C’est  “E pericoloso sporgersi”.

Il y eut un court silence. Puis Cheryl se tourna vers moi.

— Hein ? fit-elle en inclinant la tête sur la gauche, artifice que je connaissais bien et qui consistait à faire croire qu’elle avait mal entendu alors qu’elle n’avait rien compris.

— “E pericoloso sporgersi”, répétai-je en articulant, sentant poindre au coin de ma bouche une légère contraction musculaire qui annonçait le début d’un sourire.

— C’est quoi cette merde ?

— Tu sais pas ce que ça veut dire ?

— C’est de l’espagnol ?

— Attends, me dis pas que tu sais pas ce que ça veut dire. T’as jamais pris le train ou quoi ?

J’avais mis dans mon intonation tout ce que je pouvais d’ironie goguenarde. Je tenais enfin ma revanche après des mois à subir ses sarcasmes.

— Le train ?

Elle était à point : il ne restait plus qu’à porter l’estocade. Je soupirai bruyamment, soulignant ainsi l’effort que je m’imposais pour m’abaisser à son niveau.

— “Do not lean out of the window”, ça te dit rien ?

— Non.

— “Ne pas se pencher par la fenêtre”.

Je voyais petit à petit l’humiliation faire son chemin sur son visage et déformer ses traits. Elle sentait qu’elle ne menait plus la danse et croyez-moi, ça, Cheryl, elle déteste. Surtout quand elle se fait enfoncer par un bon à rien tel que moi.

— C’est écrit sur les vitres des trains dont on peut ouvrir les fenêtres. T’as jamais vu ça ? Ben quand même !

— Je te dis que non ! Tout le monde a pas voyagé comme Monsieur !

Elle avait beau essayer de retourner la situation à son avantage, je jubilais.

— Je pensais que c’était quelque chose que tout le monde connaissait. Une sorte de référent commun. T’es sûre que ça ne te dit rien ? insistai-je.

Pas de réponse. Je la regardai à la dérobée : elle faisait la gueule.

— Tu fais la gueule ? demandai-je innocemment.

— Je déteste quand tu me prends pour une demeurée.

— Mais je pensais que tu connaissais cette…

— Arrête !

— C’est pas grave, tu as parfaitement le droit de ne pas connaître…

— Ferme-la, Des ! Ferme ta putain de grande gueule !!

Je vous laisse imaginer l’ambiance tandis que nous parcourions les allées du supermarché, zigzaguant entre les caddies et les décérébrés qui comme nous se tiraient la tronche ou couraient après leurs gamins.

 

Le retour s’effectua sans un mot, puis chacun se mit à préparer la soirée de son côté : Cheryl dans la cuisine, moi devant la télé avec un pack de six.

Les invités se pointèrent en plein milieu du match. D’abord Anna et Pat. Elle, super maquillée et sentant le parfum à la vanille à trois kilomètres. Lui, faussement décontracté dans son costard mal coupé acheté dans un magasin de déstockage. Je ne sais pas si c’est parce que Cheryl lui fait les yeux doux dès qu’Anna a le dos tourné, mais j’ai jamais pu le blairer.

Deux minutes après, Jessica, la meilleure amie de Cheryl, arriva à son tour. Brune, un peu ronde, un rire de chèvre. A trente-cinq ans, elle vit encore aux crochets de ses parents et passe ses week-ends à squatter les soirées de ceux qui veulent encore bien l’inviter.

Vous l’avez compris, je m’apprêtais à passer une soirée passionnante.

Pourtant, après quelques apéros, je me sentais assez détendu malgré la compagnie de ces crétins. J’en profitai même pour sortir deux ou trois jeux de mots graveleux qui ne firent rire que moi.

Ce fut juste avant le dessert, alors que le vin rouge avait fini par me rendre un tantinet euphorique, que Cheryl profita de ma garde baissée pour mettre à exécution un de ses plans machiavéliques dont elle a le secret. Elle avait dû préparer sa vengeance pendant qu’elle faisait la cuisine.

— Eh l’écrivain, m’interpella-t-elle. Redis donc à nos amis ta phrase à la con de cet après-midi, on verra si c’est moi qui suis inculte ou si c’est toi qui fait le mariole.

Un moment décontenancé par cette attaque aussi brutale qu’inattendue, je me redressai sur ma chaise et articulai tant bien que mal la mise en garde ferroviaire en mettant tout ce que j’avais d’italien dans l’accent. Bien entendu, Pat l’abruti et les deux cruches me gratifièrent de leur plus belle expression d’incrédulité, chacun jurant sur la tête de ce qu’il avait de plus précieux que jamais au grand jamais il n’avait entendu ou lu cette phrase.

— Ah ! Tu vois qu’y a pas que moi ! triompha Cheryl. Tu m’as prise pour une débile cet après-midi, mais t’es bien le seul à t’intéresser à ce genre de conneries. Y a vraiment pas de quoi te la jouer avec tes airs supérieurs de Monsieur Je-sais-tout !

Il est bien évident qu’à ce moment précis je pensais que la culture générale de nos hôtes ne valait guère mieux que celle de Cheryl, mais je n’en laissai rien paraître et renonçai à leur notifier ma déception de voir le pays partir en couille à cause du nivellement des valeurs par le bas. Je me contentai de remplir à nouveau mon verre et replongeai dans le mutisme qui avait été le mien jusque-là (hormis les calembours de mauvais goût mentionnés plus haut), attendant aussi dignement que possible la fin du calvaire.

 

Quelques minutes après le départ des invités, alors que je finissais en douce les verres dans la cuisine, l’interphone grésilla. J’entendis Jessica expliquer à Cheryl qu’elle était en panne et lui demander si je pouvais descendre regarder son moteur.

— T’as entendu ? hurla Cheryl depuis l’entrée.

Je sortis, soupirant et traînant ostensiblement les pieds, puis, une fois la porte de l’appartement refermée derrière moi, dévalai les escaliers quatre à quatre.

Ah oui, j’ai oublié de vous dire : depuis deux ans, Jessica et moi, on mélange nos fluides corporels au gré des occasions. Moi pour emmerder Cheryl et elle, je suppose, pour passer le temps, ou quelque chose comme ça.

Je la retrouvai sur le parking de l’immeuble. Elle avait pris soin de se garer dans le coin le plus sombre, sous les arbres, à l’opposé des fenêtres de sa meilleure amie. Elle avait déjà enlevé sa petite culotte qu’elle agitait devant mon nez comme un no-nosse à son chien-chien. Je la poussai sur la banquette arrière et après quelques instants de confusion au cours desquels je me rendis compte que se déshabiller à deux à l’arrière d’une voiture est beaucoup plus facile dans les films parce que : 1) ils ne sont pas bourrés et 2) ils ont le temps de répéter, nous nous retrouvâmes emboîtés l’un dans l’autre à pousser : moi, des grognements de chaudière, elle, des soupirs de fer à repasser vapeur.

Une fois notre affaire faite, nous nous revêtîmes tant bien que mal dans le noir et je remontai chez moi, l’esprit léger et les couilles vides. A moins que ce ne soit l’inverse.

— Qu’est-ce qu’elle avait sa bagnole ? demanda Cheryl depuis la salle de bain.

— Une histoire de piston, répondis-je évasif en prenant une bière dans le frigo.

— Elle a pu repartir ?

— Mmh mmh.

Je décapsulai la canette et allai m’accouder à la fenêtre du salon afin de profiter de la nuit étoilée en pensant aux cuisses fermes de Jessica. A mi-bière, le bruit des pieds nus de Cheryl résonna derrière moi.

— Y a pas eu besoin de…

La fin de sa phrase ne sortit jamais de sa bouche. Les réflexes émoussés par l’alcool et la partie de jambes en l’air, je n’eus pas le temps de me retourner pour voir ce qui avait bien pu interrompre son moulin à parole qu’elle s’était jetée sur moi comme une démente.

— Espèce d’enculé !

Je sentis sa main empoigner quelque chose dans mon dos et tirer dessus : un bout de tissu coincé entre mon jean et mon tee-shirt.

— Qu’est-ce que c’est que ça, fumier ? hurla-t-elle.

Je reconnus la culotte de Jessica qui décidemment n’arrêtait pas de se trémousser sous mon nez. Elle avait dû se glisser là quand nous nous étions rhabillés dans le noir.

— Aucune idée.

Ce fut la seule chose que je trouvai à dire sur le moment. Je sais que j’aurais pu faire mieux comme dernières paroles, mais ça résumait finalement assez bien mon éphémère carrière d’homme de lettre.

Cheryl commença par me gifler violemment.

— Je l’ai achetée avec elle à la Foire-Fouille, la salope !

Puis, les forces décuplées par la furie, elle m’agrippa par la ceinture, me souleva de terre et me fit basculer dans le vide.

Le terre-plein sur lequel les résidents de mon immeuble laissent leurs clebs se soulager vint à ma rencontre à la vitesse de 24m/s. Il était 23h54 et, le mystère du cerveau humain restant entier, au lieu de faire dans mon froc, je pensai que tout ça aurait fait une bonne histoire à écrire pour le concours.

Tandis que les étages défilaient, j’entendis Cheryl crier :

— E perocolosi sporgerso, fils de pute !

Même pas capable de répéter correctement ! M’étonne pas qu’elle ait raté son CAP à l’oral cette conne !

 

Âgé de 42, Philippe Chevarin, ingénieur du son, habite à Rezé (44).

Fanatique de polars policier, c’est un grand lecteur de Caryl Ferey, Antoine Chainas, Jo Nesbo, David Peace, James Ellroy, Harry Crews ou Jim Thompson. Lorsqu’il a repris, récemment, l’écriture qui avait été une de ses passions d’adolescent, c’est vers ce genre qu’il s’est tourné et il travaille actuellement sur son premier roman policier.

Il a été lauréat du concours organisé par Quai du Polar à Lyon, avec la nouvelle Judas, pour laquelle il a reçu le Prix Agostino.

 


 

**********

 


 

Christian Jacques

(second prix ex-aequo)

 

 

Christian-Jacques-laureat-TPS--2010.JPG

 

 

Nouveau départ

 

Etourdi par la chaleur, Joey Di Luca abaissa la fenêtre du wagon, sur laquelle une plaquette en métal proclamait, au milieu de diverses langues barbares, « E pericoloso sporgersi ». C’était la première indication en Italien qu’il rencontrait dans ce satané pays de mangeurs de grenouilles, et, allez savoir pourquoi, cela lui procurait un bien fou. Il y voyait le signe de la fin de son périple, le retour tant attendu dans la mère patrie – même si, objectivement, il était étrange d’appeler « mère patrie » un endroit où il n’avait jamais mis les pieds.

 

Ce voyage n’avait que trop duré. Cela faisait maintenant six semaines qu’il avait quitté Chicago toutes affaires cessantes, roulant à tombeau ouvert en direction de la côte Est d’où il traversé l’Atlantique en bateau sous une fausse identité. Brouiller les pistes, toujours. Ne jamais céder à la facilité, à la tentation de la rapidité.

Le plus éprouvant était cette interminable traversée de la France, en évitant les grandes agglomérations. Joey alternait le rail et la route, dormait dans les hôtels les plus incongrus, changeait de nom à chaque halte. La solitude lui pesait. Il fallait parler le moins possible, et se méfier de tous. De plus, il ne comprenait pas le patois local, et personne autour de lui ne semblait capable de baragouiner ne serait-ce que quelques mots d’Anglais ou d’Italien. Joey envoya un crachat de mépris vers le quai surchauffé. Quel peuple arrogant et stupide ! Qui se targuait de posséder la meilleure gastronomie au monde, alors que les pizzas avaient le goût de carton, les pâtes étaient bien trop cuites, et les burgers spongieux.

 

Le train était arrêté en gare de Saint-Michel Valloire, une petite gare de province, semblable à toutes les petites gares de province qu’il avait vues défiler sous ses yeux, de grosses maisons bourgeoises montées en graine, avec leurs volets écaillés, leurs tuiles recouvertes de mousse, et leurs pierres de taille jaunâtres autour des huisseries. La même esthétique collet-montée et sans ambition sévissait des plages de l’Atlantique aux contreforts des Alpes. Joey aurait payé cher pour revoir Grand Central. Mais ce n’était plus possible, maintenant.

 

Dépourvu de climatisation, le wagon cuisait au soleil du mois de juin. Joey sentait son odeur puissante envahir le compartiment, se mêlant à celle des antiques banquettes de moleskine. Deux tâches humides se dessinaient avec netteté sous ses aisselles rebondies. Il n’en avait cure, il était seul, comme d’habitude. Durant ces longues périodes d’attente qui constituaient désormais son quotidien, il avait tout loisir de ressasser son erreur. Pourquoi avait-il pris ce risque insensé ? L’argent gagné semblait maintenant dérisoire en regard de cette tranquillité qui l’avait délaissé à tout jamais.

 

On attendait depuis de longues minutes, sans trop savoir pourquoi. Personne n’était monté ni descendu du train. Un chef de gare moustachu venait périodiquement échanger des signes cabalistiques avec le conducteur, puis rentrait se réfugier dans la fraîcheur de la salle d’attente. Au bout du quai, un petit personnage curieusement attifé gesticulait en direction des voitures. Joey percevait des exclamations perçantes dont il ne pouvait saisir le sens. L’homme s’agitait en une comique pantomime, s’arrêtait, puis recommençait quelques mètres plus loin.

Par la fenêtre ouverte, Joey contemplait le massif des Grandes Rousses. Derrière, à quelques dizaines de kilomètres, la frontière dessinait une ligne imaginaire, et avec elle, la possibilité d’un nouveau départ. En Italie, la vie serait plus simple, même s’il lui restait encore un long et dangereux trajet à parcourir. Il ne devait pas se relâcher avant d’atteindre Naples, et la protection de Don Milagro. Là-bas, il serait en sécurité. Même le terrible Don Parrizzi n’oserait provoquer la colère de Don Milagro.

 

Entré au service de Don Parrizzi alors qu’il n’était qu’un gamin des rues, Joey l’avait servi avec fidélité pendant trente ans, accomplissant les plus basses besognes avec ferveur et gratitude, gagnant peu à peu sa confiance, ainsi que celle de ses lieutenants les plus proches. Il travaillait pour Luigi Vitelli, qui régnait sur le monde de la nuit : fêtes, jeux, prostitution. Gino Donatella s’occupait du racket, et Marco Parizzi gérait le business sensible de la drogue. Riches et respectés, ils avaient épousé des femmes superbes, et leurs enfants fréquentaient les meilleures écoles. Joey les enviait. Il aurait tant voulu rendre service à hauteur de ses capacités, devenir lui aussi un des barons de la Famille. Mais les liens du sang lui barraient la route. Luigi et Gino étaient les neveux du Don, Marco son propre frère. Et Giacomo, le fils aîné, attendait patiemment son heure. Malgré toute la reconnaissance qu’on lui portait, Joey ne serait jamais qu’un porte-flingue.

 

Alors les frères Finaggi étaient venus lui parler. Les frères Finaggi, engagés contre le Don dans la sanglante bataille pour la succession au titre de Capo di tutti Capi. En échange de son double jeu, ils lui offrirent une montagne de dollars. Ils lui proposèrent aussi ce qu’il ne pouvait obtenir chez les Parrizzi : le pouvoir. Joey n’avait pas hésité.

Une nuit, un ami très proche avait pris le risque terrible de l’appeler une dernière fois. Les frères Finaggi étaient morts la veille. On chuchotait que c’était l’œuvre de Dante Montana. Maintenant, Dante allait s’occuper de Joey, car Don Parrizzi savait. Et il ne pardonnait jamais. La seule réaction sensée était de s’enfuir immédiatement, de tout abandonner sur-le-champ, sans jeter un regard en arrière. Joey enfila un pantalon, rafla deux cent mille dollars dans son coffre, et sauta au volant de sa voiture.

 

Dante Montana. Joey ne l’avait jamais rencontré, il ne savait même pas à quoi il ressemblait. Mais comme tous les affranchis, il n’ignorait rien de la réputation mythique du tueur à gages le plus subtil et le plus dangereux de toute l’histoire de la mafia, celui qui ne ratait jamais sa cible, mais que l’on n’avait jamais réussi à inculper. L’inventeur du crime parfait. L’homme que l’on soupçonnait d’avoir organisé l’accident de chasse du juge Bowen, déchiqueté par un ours dans les Rocheuses, ou la rencontre inopinée de l’agent fédéral Taylor avec un alligator de deux mètres dans les rues de Miami. Lorsqu’il apparaissait, quelqu’un mourait, en général un ennemi de la famille Parizzi. Au cours d’un barbecue familial, l’agent spécial Sharon Black avait subitement pris feu en retournant les steaks hachés. Dante était présent à Washington lorsque le procureur général Grant avait glissé sur un petit tas de feuilles mortes, se fracassant le crâne sur le bitume. Lorsqu’on l’avait à ses trousses, on n’était qu’un mort en sursis.

Joey espérait devenir le premier à échapper à Dante. Il se savait intelligent, précautionneux, il ne se connaissait pas de famille, pas de vice, pas de point faible. Don Milagro appartenait à une branche lointaine de la famille des Finaggi. A Naples, c’était lui qui dictait sa loi, pas Don Parrizzi. Sous ses ordres, Joey Di Luca serait sauvé.

 

Après la gare, les rails bifurquaient vers la montagne et disparaissaient dans l’obscurité d’un boyau étroit, le premier d’une série de tunnels qui le mèneraient vers sa nouvelle vie. De sa fenêtre, Joey avait peine à croire que le train pourrait pénétrer dans ce minuscule trou percé dans la roche. Ces Français faisaient vraiment tout à l’économie. Il reporta son attention sur le petit bonhomme ventru, qui répétait inlassablement son étrange manège. Il progressait lentement le long du train, et se trouvait encore à une distance de deux wagons. Malgré l’intense chaleur, il était vêtu de grosses chaussures, d’un pantalon en velours élimé, d’un pull-over en laine troué en plusieurs endroits, d’un immense imperméable aux poches déformées, et d’un bonnet au style péruvien. Un pauvre hère un peu dérangé, sans doute. En tendant l’oreille, Joey s’étonna de comprendre que le clochard cherchait du feu pour allumer un bout de cigare ramassé sur la voie. Avait-il tant progressé en français ? Il réalisa soudain que l’homme s’exprimait en italien. Une bouffée de tendresse l’envahit. Qu’il était doux d’entendre la langue de ses ancêtres !

 

Fouillant dans ses poches à la recherche de son briquet – il ne fumait pas, mais c’était un accessoire toujours utile pour un homme de main de la mafia – Joey héla son presque-compatriote. L’autre le regarda fixement, sans bouger, l’air abruti. Au même moment, le chef de gare revint sur le quai, et, pour une raison connue de lui seul, ordonna le départ du train en soufflant puissamment dans son sifflet. Le convoi s’ébranla. Ignorant les recommandations de la petite plaque de métal, Joey se pencha par la fenêtre, agitant l’objet tant convoité à l’attention du petit homme. Une vague lueur d’intelligence naquit dans les yeux de ce dernier, qui se décida enfin à saisir sa chance. En quelques bonds, il fut à la hauteur de son bienfaiteur. Il tendit le bras, mais, négligeant le briquet à la profonde stupéfaction de Joey, il lui attrapa le poignet, le tira vers le bas, et lui passa une menotte reliée à une chaîne. Au bout de cette chaîne était attaché un disque gris qu’il plaqua contre le métal du wagon. Un aimant surpuissant.

 

Tandis que le train prenait de la vitesse, Joey, affolé, réalisa qu’il était maintenu prisonnier à l’extérieur de la fenêtre, le buste entièrement sorti, le bras tendu vers les rails. Il chercha de l’aide, mais le chef de gare s’était à nouveau précipité à l’abri de la chaleur, et n’avait pu remarquer la scène. Seul sur le quai, grotesque dans son accoutrement de clochard, Dante Montana lui envoya un dernier adieu de la main, presque amical, un sourire imperceptible dessiné sur ses lèvres minces.

 

Joey voulut crier, mais n’en eut pas le temps. Fou de terreur, il vit le tunnel avaler brutalement les premières voitures, leurs fenêtres tremblantes rasant la roche. Il vit la paroi montagneuse foncer vers lui. Sa dernière pensée, il la formula en italien, cette langue si belle qu’il avait eu tant de bonheur à retrouver : « E pericoloso sporgersi ! »

 

 

Âgé de 38 ans, Christian Jacques n’a quitté la région parisienne que le temps e ses études à  Metz. Ingénieur dans l'industrie automobile, il est marié et père de trois garçons. Ce passionné de tennis, et des échecs, qu’il  pratique en compétition depuis vingt-cinq ans, est aussi un grand lecteur de polars et de BD, fan de JP Manchette, D Westlake,  Tardi et Gilbert Shelton (l’auteur des Freak Brothers ) Il a redécouvert il y a deux ans l’écriture, qu’il avait abordé à l’adolescence, et a déjà obtenu  une troisième place  au Prix Pégase de Maison-Laffitte, ainsi qu’au concours du Cercle Maux d'auteurs. On peut lire certaines de ses nouvelles sur le site internet inlibroveritas. Il met aujourd’hui  la dernière main à un polar situé dans le milieu des échecs professionnels.

 


 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :