Prix Thierry Jonquet 2011 : La nouvelle de Claire Gallen

Publié le par tps

Tous les samedis du mois de janvier, vous allez découvrir les nouvelles gagnantes du Prix Thierry Jonquet 2011 dont le thème était "Quand la ville rose dort…". A savoir que ce concours est reconduit pour 2012 (date limite des envois, 1 juin 2012). Tous les détails en cliquant  ICI.


Cette fois, nous allons partager la nouvelle de Claire Gallen qui a obtenu le 2° du concours de nouvelles organisé par l’association Toulouse Polars du Sud en 2011.


Terminus

Il les avait repérés de loin, en tournant sur l’avenue.

On ne voyait qu’eux dans la nuit, assis en grappe sous les néons bleutés de l’Abribus, avec leurs baskets Vans et leurs casquettes New Era, leurs pantalons de survêtement blancs et leurs vestes à crocodile remontées jusqu’au nez malgré la chaleur d’août. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire là, en face du lave-auto désert, qu’est-ce qu’ils cherchaient sous les panneaux publicitaires blafards ? Ils étaient cinq ou six, figés dans une immobilité menaçante et calculée, le visage maussade, le regard vide. Maigres et nerveux. Pas un de majeur. Et Joël le savait : c’était lui qu’ils attendaient.

Aucun n’avait fait un geste pour demander l’arrêt. Et il aurait pu les ignorer, à dix minutes de la fin de son service, dernier trajet, dernières stations sur l’avenue Eisenhower, leur passer devant et foncer jusqu’au terminus avant de filer au dépôt sur le coup des deux heures du matin. Il aurait pu rentrer chez lui et essayer de dormir. Mais il s’était arrêté. Dormir, et puis quoi d’autre ? Il avait mis son clignotant, en serrant les dents.

Le bus couina à la hauteur du groupe et les portes s’ouvrirent dans un chuintement fatigué. Une rafale de vent chaud s’engouffra aussitôt. 

Joël ne les regardait pas. C’était une règle de base : ne jamais les regarder. Ne pas leur offrir de prise. Mais du coin de l’œil il les voyait, qui prenaient leur temps pour monter, en attendant le signal du chef. Un nerveux, plus grand que les autres, plus maigre aussi, avec les yeux étroits et une bouche sans lèvres.

Il gravit les marches en roulant des épaules, avec les garçons à sa suite, et un coup de coude au passage contre la vitre du conducteur. Puis ils s’enfoncèrent vers le fond du bus où ils s’affalèrent, les jambes écartées et le menton rentré dans la poitrine. Joël pouvait les observer dans le rétroviseur. L’un d’eux mit en marche son lecteur de CD. Des battements sourds s’élevèrent dans le silence.

Joël essuya une goutte de sueur qui lui démangeait le haut du front. Il déboita sur sa droite et continua sa route sur l’avenue déserte. Il restait cinq stations.

C’était les risques de la nuit. Joël connaissait. Ça ne lui faisait plus peur. Au début, oui, un peu, quand il fallait gérer les alcooliques et les débuts de règlements de compte, les excités, les clochards avec leurs chiens. Mais rien de pire que le service de jour sur les lignes sensibles, avec leur lot de rages et d’humiliations qui explosaient à force de promiscuité. Il s’y était fait.

De toute façon, c’était ça ou rester chez lui, à attendre que Manon rentre. Ça le rendait fou. Le silence, la télé, ça le rendait fou. Plutôt conduire son bus. Au moins quand il poussait la porte de l’appartement à son tour il la retrouvait au lit, comme si elle avait passé la soirée à l’attendre, et il pouvait prétendre ne rien savoir, sans demander, sans s’enfoncer. C’est pour ça qu’il s’était porté volontaire pour les services de nuit.

Dix ans à rouler, depuis le centre ville et ses hautes maisons roses jusqu’au terminus gris de la ligne de métro. Depuis les balcons ouvragés jusqu’au béton de l’entre-deux vies.

Dix ans à faire et refaire les mêmes trajets, aller, retour, comme un lion en cage. Mais au moins le soir il la retrouvait.

Les garçons dans le fond du bus avaient monté le son de leur rap bruyant et ils cherchaient son regard dans le rétroviseur. Joël prit le parti de les ignorer. 

On l’avait pourtant prévenu, quand il l’avait épousée. Trop belle, trop jeune, trop gourmande. Mais c’était ça qui l’avait séduit. La promesse et le risque. La folie. Le trop plein de vie. Elle le rendait malade.

Elle l’avait allumé, comme les autres, et Joël ne comprenait toujours pas pourquoi au bout du compte c’était lui qu’elle avait épousé. Parce que t’es trop con, lui disait sa sœur. Parce que tu es gentil, lui disait Manon. Peut-être. Trop tordu de désir, ça c’était sûr, prêt à fermer les yeux sur ses écarts du moment qu’il la gardait.

Et des écarts il y en avait eu. Dix ans que ça durait. Dix ans qu’on riait de lui dans son dos. Mais qu’est-ce qu’il y pouvait.

Il arrêta le bus chemin de Lestang pour faire descendre deux petites beurettes qui prenaient l’air dégagé. Elles tremblaient de trouille en fait. Il aurait pu les rassurer. Ces six lascars à l’air mauvais, c’était à lui qu’ils en voulaient. Le chef avait amené sa bande. Un compte à régler.

Oh, un compte – une broutille. Un incident de rien du tout, qui n’aurait même pas du se produire. Et d’ailleurs jusqu’à une époque récente Joël aurait laissé filer, parce qu’il avait assez à faire avec les vrais fouteurs de merde, et que ceux là, il n’avait jamais eu peur de les recadrer. Les petits caïds, les traficoteurs. Joël n’était pas du genre à laisser son bus se transformer en ring. Quand ça dégénérait, qu’il soit cinq heures ou minuit, il s’arrêtait et demandait au gars de se calmer. Poliment, calmement. Du haut de ses deux mètres et de ses cent vingt kilos, la menace muette impressionnait. Les gamins toujours obtempéraient. Ils reniflaient la force qui ne demandait qu’à sortir, la colère en boule sous la maîtrise des mots. Fallait pas le chercher.  Ils le savaient. Et ils le respectaient, d’une certaine façon. Dans son bus il avait la paix.

Jusqu’à ce lundi d’août où Joël avait refusé l’accès au gamin qui se vautrait à présent sur la banquette arrière du bus. Défaut de billet.

Il l’avait fait descendre, sous les yeux effarés des autres passagers.  Il ne savait pas ce qui l’avait pris. Tu cherches les emmerdes, lui avaient dit les collègues au dépôt, tandis que d’autres murmuraient dans son dos : c’est à cause de sa femme tu sais.

Ils avaient raison. Depuis que Manon avait disparu, il s’énervait pour un rien.

Il avait des envies d’en découdre depuis qu’elle avait disparu, un couteau planté dans le ventre, derrière un buisson du parc de Pech David.

Il ne restait plus qu’un couple de petits vieux dans le bus, serrés avec angoisse contre la porte avant. Dans le fond les garçons avaient poussé encore le volume de leur rap hargneux, et ils battaient la cadence de la tête.

- On peut sortir, s’il vous plaît, souffla la femme après la station de métro, et Joël arrêta le bus même si c’était rigoureusement interdit en pleine voie.

Ils détalèrent sous les lampadaires sourds, comme des lapins mi-asphyxiés.

Il ne restait plus que lui et les petites racailles à présent. Dans l’immobilité de l’attente, Joël eut l’impression que le son était encore monté d’un cran.

Il avait deux options. La boucler, ou bien leur donner ce qu’ils voulaient. Joël voyait déjà leurs sourires victorieux s’il s’écrasait comme une merde. C’était le sourire de Manon quand elle découchait, celui de ses mecs d’un soir qui n’en croyaient pas leur bonne fortune, ou bien des réguliers, les amants au long cours, qui avaient fini par le traiter comme un valet et le mépriser comme un chien.

Et celui des voisins aussi. La famille. Les collègues. Tous ceux qui savaient dans son dos, et qui se taisaient par pitié, et puis qui avaient arrêté de se taire il y a de ça six mois, quand Manon était tombé sur ce gars qu’elle rendait plus dingue que tout.

Celui-là, c’était autre chose. Celui-là, c’était du sérieux. Des airs de chef de gang. L’œil cherchant la petite bête. Ils passaient leur temps à se battre, et se peloter, , et se quitter, et se déchirer en public, dans de grandes scènes théâtrales et bruyantes. Tout le quartier était au courant. Ils se traitaient de tous les noms et le jour d’après roucoulaient en se tenant par la main. Joël était la risée générale, dans cette passion grandiloquente. 

- Si tu ne le quittes pas, je te tue, avait dit le gars à Manon.  Si tu me quittes, je te tue.

Elle riait de plus belle. Lui comme les autres, elle finirait par le laisser.

Joël stoppa le bus en pleine rue et il alluma ses feux de détresse. A sa gauche l’enseigne du McDonald luisait faiblement sur le parking désert. Personne à l’horizon, et le silence de la ligne de  métro aérien pour tout témoin.

- La musique, s’il vous plaît .

Il avait parlé lentement, du plus fort qu’il pouvait sans donner l’impression de crier.

- La musique.

Pas un des gars ne réagit.

Joël alors se retourna, en tentant de maîtriser sa colère. Qu’est-ce qu’il avait à perdre de toutes façons.

Qu’est-ce qui lui restait, depuis qu’on l’avait retrouvée, les tripes à l’air dans un buisson, avec les mouches sur ses yeux vides ?

L’enquête avait été rondement menée. La veille de sa disparition on avait vu Manon dans le parc, au bras de son nouvel amant, qui la menaçait du pire si elle ne quittait pas Joël tout de suite. Il lui avait mis une gifle, en la traitant de petite garce. Je vais te faire la peau il disait. Je vais te crever si tu viens pas. Il avait fallu l’emmener. Et puis il y avait eu le couteau. Enfoncé jusqu’au foie. Ça n’avait pas traîné. Le gars s’était retrouvé au poste, avec ses explications foireuses et ses dénégations qui ne convainquaient personne.

Le procès commençait à la fin du mois.

- Vous pouvez baisser la musique, s’il vous plaît .

Ce n’était pas une question.  Le gamin qui jouait au chef pourtant répondit.

- Eh mais ça dérange qui ? Y a que nous dans ce bus.
- Ça me dérange moi.  Pas de musique dans le bus. Vous connaissez le règlement ?
- Qu’est-ce qu’il vient nous faire chier avec son règlement ?
- Eh ! Bouffon ! ça te dérange ?
- Quoi quoi on entend pas ce que tu dis, qu’est-ce que tu restes dans ta cage, t’as peur de venir nous parler en face ?
- Tu rigoles ce connard il chie dans son froc ! »

Joël se raidit sous les rires.

- Je ne vous le répéterai pas.
- C’est ça vas-y, qu’est-ce que tu vas faire ? Nous taper ma parole ?
- Allez viens ! »

Les gamins riaient, chauffés de son impuissance. Joël ferma les yeux. Le sang lui battait sous les paupières.

Il ferma les yeux, et aussitôt revit le corps dévoré. La bouche ouverte. Le ventre souple. La peau et le sang tiède.

- Bouffon ! Allez, redémarre ton bus, on n’est pas arrivés ! »

Il fallait qu’il se calme. Ça pouvait encore s’arranger.

- T’entends ce qu’on te dit ? T’es payé à quoi faire ?
- Sale pédé !
- Enculé !

Les insultes pleuvaient à présent. Les insultes, et les rires, et encore, et sans fin. La risée

S’il croyait que la mort de Manon allait mettre un terme à cela.

Alors il inspira à fond. Lentement, il ouvrit les portes sur l’air brûlant du dehors, il débloqua la porte de son guichet et il s’extirpa de son siège. La sueur lui collait le pantalon sur les cuisses. Puis il leur fit face, du haut de ses deux mètres et de ses cent vingt kilos.

Les insultes s’étaient tu, laissant le rappeur lancer ses appels au meurtre dans le lecteur de CD. Il les regardait.
Puis il se mit en marche, lourdement, sans quitter des yeux le leader qui excitait ses troupes contre lui. Il allait payer. Joël ne voyait plus que lui dans son champ de vision rétréci. Il allait payer pour tous les autres.

- La musique, s’il vous plaît ! dit-il à nouveau, sans même entendre les grognements du CD.

Il sentait sa force tendue dans ses poings. Il sentait ses dents prêtes à claquer. Une amertume dans la salive. Une ivresse. Une syncope.

Il avançait à pas lents vers le gamin, souriant et sûr de lui soudain, en imaginant déjà la scène. Il remontait l’allée, dans le bus immobilisé le long de la ligne de métro aérien, tache de lumière irradiant sur la nuit, avec la voix heurtée qui appelait au pire, et sa  main gauche dans sa poche caressait lentement le cutter dont il ne se séparait plus à présent.

Pour la première fois depuis la mort de Manon, l’envie du sang lui revenait.

 

 

photo-Claire-Gallen-2-prix-2011.jpgClaire Gallen vit à Bruxelles, elle a trois enfants. Après avoir failli devenir VRP, elle s’est retrouvée journaliste…. Sans la lecture des auteurs américains qu’elle admire, Cormac Mac Carthy, George Pelecanos, Bret Easton Ellis, David Vann, elle n’aurait pas repris la plume (enfin, le clavier…) pour renouer avec l’écriture de fiction qui lui permet de quitter l’univers féroce des crises financières pour celui non moins impitoyable de l’exploration de la psyché humaine. La banlieue d’Aulnay-Sous-Bois où elle a grandi, côté « pavillon-qui-borde-la-cité », le Berlin qu’elle a connu et aimé dès avant la chute du mur, les Etats-Unis où elle vécu à l’époque détonante de la guerre en Irak et de l'ouragan Katrina, les hasards, les rencontres, nourrissent son inspiration.

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